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Les origines de la philosophie

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La suspension du jugement ou les origines du scepticisme dans la philosophie antique

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La suspension du jugement ou les origines
du scepticisme dans la philosophie antique.
Patrick Perrin

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XI/XII LA RELATION ENTRE LES DEUX COURANTS SCEPTIQUES



Bien que le scepticisme de la moyenne et nouvelle Académie soit très proche du courant pyrrhonien (voir l’un de mes précédents articles : Le scepticisme de Sextus Empiricus), il serait maladroit de penser qu’il s’agit d’un scepticisme identique. D’ailleurs (à tort ou à raison) Sextus Empiricus n’a pas manqué de souligner les divergences existant entre les deux courants : « Les membres de la nouvelle Académie, même s’ils disent que toutes les choses sont insaisissables, diffèrent sans doute des sceptiques d’abord justement en disant que toutes les choses sont insaisissables (en effet ils assurent cela, alors que le sceptique s’attend à ce qu’il soit possible que telle chose soit saisissable), ensuite, de manière obvie (évidente), dans la distinction des biens et des maux. Car les académiciens ne disent pas que quelque chose est bon ou mauvais à la manière dont nous le faisons, mais avec la conviction qu’il est plus plausible que ce qu’ils disent être bon le soit réellement plutôt que son contraire (...) alors que nous ne disons pas que nous estimons quelque chose bon ou mauvais avec l’idée que ce que nous avançons est plausible. Esquisses pyrrhoniennes, L.I. 226. » Force est de reconnaître que l’on frôle ici le procès d’intention car dire qu’une chose est plausible ne signifie pas pour autant qu’elle soit indubitable. Incontestablement, une telle critique relève davantage de la surenchère que d’une analyse véritablement objective. D’ailleurs, cela peut se comprendre car, tout en partageant la même problématique, les deux courants sceptiques étaient rivaux. Pour Sextus, il importait donc d’établir une légitimité et une singularité qui, l’une comme l’autre, soit incontestable. Ailleurs, Sextus a reproché aux académiciens d’avoir établi une hiérarchie portant sur la connaissance des choses et il exprime ce reproche d’une manière très explicite : « Nous, nous disons que les impressions sont égales du point de vue de la conviction ou de l’absence de conviction, pour autant que cela découle du raisonnement, alors qu’eux disent que les unes sont plausibles et les autres non plausibles. Et parmi les plausibles ils disent qu’il y a des différences : ils pensent que les unes sont seulement plausibles, d’autres plausibles et examinées, d’autres plausibles, examinées plusieurs fois et indubitables. Esquisses pyrrhoniennes, L.I. 227. » On peut aisément comprendre qu’une chose, plausible, examinée plusieurs fois et indubitable, puisse conduire à une affirmation quasiment catégorique : cette chose est ceci et non cela ; affirmation dogmatisante par excellence. On pourrait cependant faire remarquer à Sextus que cette affirmation ne concerne pas les “choses obscures” (ce qu’est l’âme, par exemple) mais seulement les choses perçues par les sens. D’ailleurs, lui-même prend pour exemple une corde pour illustrer les diverses étapes établies par la plausibilité des académiciens. Cette corde se trouve dans une pièce obscure. Si, pénétrant dans ce lieu, on l’aperçoit (perception sensible) on ne peut être certain qu’il s’agit d’une corde. Comme le suggère Sextus, il pourrait tout aussi bien s’agir d’un serpent. Par conséquent, seul un examen plus approfondi est susceptible de trancher entre les deux hypothèses. Donc, si au terme de cet examen, on affirme qu’il s’agit d’une corde et non d’un serpent, dogmatise-t-on ?


Je ne pense pas que l’on puisse dogmatiser sur le concept d’une chose appartenant au réel car il est le fruit de la représentation mentale de cette chose. Il est une sorte de raccourci permettant d’évoquer une chose, et de se la représenter, sans qu’elle soit, là, devant nous. D’ailleurs, Sextus n’en disconvient pas : «  On ne peut pas penser (et reconnaître) un cheval avant d’avoir appris la forme du cheval. Esquisses pyrrhoniennes, L.III. 2. » Par contre, on peut dogmatiser au sujet des attributs d’un objet. Par exemple, lorsque Sextus nous dit que : « La même tour paraît ronde de loin et carrée de près. (Esquisses pyrrhoniennes, L.I. 32) », dogmatiser consisterait à affirmer que la tour aperçue de loin est ronde sans s’imaginer un instant qu’elle puisse ne pas l’être. Mais que l’on commette cette erreur ou non, la tour, en tant que concept, demeure une tour et on voit mal comment on pourrait nier cette évidence qui relève du sens commun.


La force du courant sceptique pyrrhonien résulte de sa totale indépendance vis à vis des autres écoles philosophiques. C’est sans doute pourquoi Sextus a pris la précaution de différencier son scepticisme, d’écoles susceptibles d’y être apparentées. C’est ainsi qu’il se distingue d’Héraclite en déclarant que l’Ephésien dogmatisait au sujet des choses obscures, le logos, par exemple. Et, à ce sujet, il n’hésite pas à affirmer (Esquisses pyrrhoniennes, L.I. 212) : « qu’il est donc absurde de dire que la voie sceptique est un chemin vers la philosophie héraclitéenne. (Ici, Enésidème est particulièrement visé.) » Ensuite, il se démarque de Démocrite en lui reprochant de penser que les atomes et le vide existent. S’ensuit la critique de l’hédonisme d’Aristippe auquel il reproche de considérer le plaisir comme une fin alors que pour un sceptique c’est la tranquillité. Après avoir admis que Protagoras avait introduit le relatif (objet du huitième mode d’Enésidème, rappelons-le), il l’accuse de dogmatiser au sujet de la matière fluente et de ne pas suspendre son jugement. Ensuite vient le tour des Académies. En fait, le scepticisme pyrrhonien considère que tous les philosophes dogmatisent et, peut-être, a-t-il raison.


La faiblesse du scepticisme académique provient surtout de sa filiation avec l’Académie initiale, celle de Platon. Et, à ce sujet, deux passages des Esquisses Pyrrhoniennes (L.I. 232) sont tout à fait emblématiques. Sextus nous dit ceci : « Sans doute Arcélisas, dont nous avons dit qu’il fut le chef et le fondateur de la moyenne Académie, me semble-t-il tout à fait partager des doctrines avec les pyrrhoniens, de sorte que sa voie et la nôtre n’en font presque qu’une. En effet on ne le trouve ni en train d’affirmer quelque chose sur l’existence ou la non-existence d’une chose (...) mais il suspend son assentiment sur tout ; et pour lui la fin est la suspension de l’assentiment. » Si Sextus en était resté là, on serait en droit de penser qu’Arcélisas est tout à fait pyrrhonien et que, par conséquent, la moyenne Académie dans son ensemble est tout à fait pyrrhonienne. Seulement, Sextus (Ibid. L.I. 234) va intenter un procès des plus ravageur à Arcélisas : « Et s’il faut ajouter foi à ce qui est dit de lui, on prétend qu’à première vue il paraissait être pyrrhonien, mais qu’en vérité il était dogmatique. Et comme il avait coutume de mettre à l’épreuve ses compagnons par sa méthode aporétique (Doctrine attachée aux problèmes réputés être insolubles) pour voir s’ils étaient naturellement aptes à recevoir les dogmes platoniciens, on était d’avis qu’il était aporétique, mais aux plus naturellement aptes de ses compagnons il livrait les thèses de Platon. De là ce qu’Ariston disait de lui : « Platon par-devant, Pyrrhon par-derrière, Diodore au milieu, du fait qu’il se servait de la dialectique à la manière de Diodore et qu’il était ouvertement platonicien. » Et, comme il n’est pas possible d’être, à la fois, platonicien et sceptique, Arcélisas ne peut être sceptique du moins selon l’idée que Sextus se fait de cette doctrine. Dans un article précédent (Saint Augustin et les académiciens) nous avons remarqué que l’évêque d’Hippone avait également partagé cet avis pour le moins surprenant.

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