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Les origines de la philosophie

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DESCARTES : DOUTE, COGITO ET METHODE

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Portait de René Descartes

Note. Désignation des deux livres de Descartes ayant servis de support à ce texte : Dm = Discours de la méthode. Mm = Méditations métaphysiques.


« Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçu jusqu’alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences (...) Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. »


Dès le début de sa méditation première (Mm p. 57), Descartes vient de nous dire que les enseignements dont il avait bénéficié, notamment au collège royal de la Flèche (département de la Sarthe) où il fut admis à l’âge de dix ans, étaient pour le moins discutables. Après avoir pris acte de cette insuffisance, il nous explique que, dans son esprit, toutes les raisons de douter étaient réunies et cela bien qu’il fut « en l’une des plus célèbres écoles de l’Europe. Dm p. 71 » Dès à présent, nous pouvons noter que Descartes ne justifie pas son doute (ses doutes devrait-on plutôt dire) en fonction d’une préoccupation méthodologique. Résultant davantage d’une réflexion a posteriori, ce doute témoigne d’une défiance certaine envers les enseignements dispensés par ses professeurs (mais nous verrons bientôt que ce doute va évoluer.) Ceci étant, Descartes ne limite pas l’origine de son doute au seul collège de la Flèche. Pour lui, les raisons de douter s’enracinent dès l’enfance : « Et ainsi encore je pensais que, parce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos désirs spontanés et nos précepteurs, qui étaient contraires les uns aux autres, et qui ni les uns et les autres ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été, si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle. Dm p. 81, 82 » La fin de cette citation est particulièrement significative. Pourquoi ? Parce que Descartes nous affirme que la raison est la seule garante d’une connaissance véritable. Ici, se trouve résumé le rationalisme cartésien qui, quelque part, rejoint celui de Platon. Pour ce dernier, en effet, la raison (avec la dialectique de l’amour, il est vrai) permet de se hisser jusqu’à la contemplation d’un intelligible censé être le creuset des vérités premières. Seulement, si pour Platon la raison est susceptible d’accomplir ce prodige, la raison cartésienne est beaucoup plus prudente. Certes, cette raison est capable de concevoir très clairement et très distinctement les choses mais elle ne peut véritablement en être assurée « qu’à cause que dieu est ou existe, et qu’il est un être parfait, et que tout ce qui est en nous vient de lui. Dm p. 119 » Conséquemment, pas de place pour un quelconque scepticisme chez Descartes. La certitude, y compris celle de la science, existe en raison même de la caution divine : « Et ainsi je reconnais très clairement que la certitude et la vérité de toute science dépend de la seule connaissance du vrai dieu : en sorte qu’avant que je le connusse, je ne pouvais savoir parfaitement aucune autre chose. Mm p. 171. » Donc, vient de nous dire Descartes, pas de connaissance véritable sans dieu ! Dès lors, il n’est pas surprenant que, pour lui, un athée ne puisse parvenir à la certitude : « Pour ce qui regarde la science d’un athée, il est aisé de montrer qu’il ne peut rien savoir avec certitude et assurance (...) et jamais il ne pourra être délivré de ce doute si, premièrement, il ne reconnaît qu’il a été créé par un vrai dieu, principe de toute vérité, et qui ne peut être trompeur. Mm p. 447. » Conséquemment, mes chers amis athées, ne cherchez pas à connaître, vous ne pouvez qu’échouer... Curieux rationalisme, ne trouvez-vous pas ?


La certitude est donc au bout du chemin. Mais alors, à quoi peut donc servir le doute ? La première chose qu’il faut bien comprendre est que le doute cartésien n’est pas une fin en soi. Certes, Descartes doute mais précisément pour ne plus douter. Quelque part, Descartes déteste le doute car, pour lui, l’incertitude qu’il trahit est le signe incontestable d’une imperfection. D’ailleurs, écoutons-le : « En suite de quoi, faisant sur ce que je doutais, et que par conséquent mon être n’était pas absolument parfait, car je voyais clairement que c’était une plus grande perfection de connaître que de douter, je m’avisai de chercher d’où j’avais appris à penser à quelque chose de plus parfait que je n’étais ; et je connus évidemment que ce devait être de quelque nature qui fut en effet plus parfaite. Dm p. 111, 112 » Dans ce même texte (page 114), Descartes revient sur ce sujet : « Comme je voyais que le doute, l’inconstance, la tristesse, et choses semblables, n’y pouvaient être, vu que j’eusse été heureux et satisfait de ne pas les remarquer en moi. » Descartes ne pouvait être plus clair : le doute est le révélateur d’une imperfection et, conséquemment, d’une faiblesse. Ceci étant, que l’homme soit imparfait, chacun d’entre-nous le sait. Car, finalement, est-il si agréable de vieillir ? De mourir ? Et de le voir et le savoir ? Est-il si agréable d’ignorer d’où l’on vient et, surtout, pourquoi ? Est-il si agréable d’avoir cette certitude : il est impossible de tout connaître ? Certes non ! Sans doute sommes-nous ici au cœur de « l’humaine condition » dirait Montaigne. Et, que l’on soit croyant ou athée, personne ne réchappe à cette terrible dramaturgie et à ce redoutable antagonisme : « La mort constitue pour la pensée, un objet nécessaire et impossible. André Comte-Sponville, Présentations philosophiques, p. 51 »


Donc, Descartes déplore les imperfections qu’il décèle en lui et intègre le doute parmi elles. C’est parce que, pense-t-il, ma pensée est limitée, susceptible d’être trahie par les croyances ou les opinions, que je dois me défier de tous mes avis ou jugements. Et, peut-être, alors, parviendrais-je enfin à une certitude inébranlable. Voici, en quelques lignes, le résumé de la méthode cartésienne. Elle débute par un constat : il faut se défier de tout et de tous. Et de ce point de vue, Montaigne n’est pas loin : « Je ne sais pas pourquoi je n’acceptasse autant volontiers ou les idées de Platon, ou les atomes d’Epicure, ou le plein et le vide de Leucippe et Démocrite, ou l’eau de Thalès (...) ou toute autre opinion de cette confusion infinie d’avis et de propositions que produit cette belle raison humaine par sa certitude et clairvoyance en tout ce de quoi elle se mêle (...). Apologie de Raymond Sebond p. 186, 187. » Ceci étant, ne commettons pas l’erreur de penser que les doutes de Montaigne et de Descartes soient identiques. Celui de Montaigne est un doute sceptique (Cf. mon article : Montaigne : l’apogée du scepticisme ?). Que cela veut-il dire ? Qu’il s’étend jusqu’à la raison accusée de faiblesse et surtout de présomption. A l’opposite, et bien que la raison cartésienne ait besoin d’un critère (dieu, comme d’habitude...), elle n’est pas invalidée. D’ailleurs, pourrait-elle l’être ? Certes non ! Puisque, et contrairement à celui de Montaigne, le doute cartésien n’est que provisoire. En effet, et que ce soit dans le domaine des sciences ou celui de la philosophie, il est une transition entre l’opinion (la doxa) et la certitude : « Car, nous dit Descartes, commençant dès lors à ne compter pour rien mes propres opinions, à cause que je les voulais remettre toutes à l’examen, j’étais assuré de ne pouvoir mieux faire que de suivre celles des mieux sensées. Dm p. 97. » Quelque part, le doute cartésien relève de l’inquisition : toutes les données détenues par la raison sont hérétiques et doivent donc être soumises à la question. Oui, mais jusqu’à quand ? Sans doute Descartes s’est-il posé cette question car le doute comporte un risque : celui qui consisterait à douter indéfiniment. Si Descartes était tombé dans ce piège, il aurait rejoint le camp des sceptiques. Mais, il s’en est bien gardé : « Non que j’imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent d’être toujours irrésolus : car au contraire tout mon dessein ne tendait qu’à acquérir la certitude et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou l’argile. Dm p. 104. » Finalement, il s’agit de séparer le bon grain de l’ivraie. La tentative est courageuse mais n’est pas à l’abri d’embûches. En effet, douter du sensible comme de l’intelligible confronte l’esprit à une série de négations dont il n’est aucunement certain de pouvoir y mettre un terme. Même si maintenant elle est véritablement méthodologique, cette volonté de douter va quand même inciter Descartes à imaginer l’existence d’un mauvais génie qui s’emploierait à le tromper : « Je supposerai donc qu’il y a, non pas un vrai dieu, qui est la souveraine source de la vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Mm p. 62. » La hantise de l’erreur et le désir d’en déceler la cause est ici des plus manifeste. Certes, nous dit Descartes, je me trompe mais ne serait-ce pas à cause d’un mauvais génie qui interdirait à la raison l’approche de la vérité ? Un peu plus tôt (page 65) Descartes était revenu sur la notion d’imperfection : « Il est certain que, nous avait-il dit, puisque faillir et se tromper est une espèce d’imperfection, d’autant moins puissant sera l’auteur qu’ils attribueront à mon origine, d’autant plus sera-t-il probable que je suis tellement imparfait que je me trompe toujours (...) mais je suis contraint d’avouer que, de toutes les opinions que j’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il n’y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter, non par aucune inconsidération ou légèreté, mais pour des raisons très fortes et mûrement considérées : de sorte qu’il est nécessaire que j’arrête et suspende désormais mon jugement (...) » Les derniers mots de cette citation sont des plus intéressants. Mais, que nous révèlent-ils ? Que Descartes n’a pas hésité à recourir à la formule emblématique du scepticisme : la suspension du jugement ou époché. Page soixante-neuf, il emploie à nouveau cette formule : « (...) Et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. » Mais alors, Descartes serait-il un sceptique qui s’ignore ? Il serait pour le moins imprudent de le penser car, pour un sceptique, la suspension du jugement est une fin alors que pour Descartes, elle est un moyen, plus exactement, un moment (comme le doute, d’ailleurs.) Mais, il nous dit quelque chose de plus intéressant encore : « Il a (dieu, bien entendu) au moins laissé en ma puissance l’autre moyen, qui est de retenir fermement la résolution de ne jamais donner mon jugement (mon assentiment, aurait dit un stoïcien) sur les choses dont la vérité ne m’est pas clairement connue. Mm p. 151. » Ici, Descartes nous dit qu’il est libre de ne pas donner son jugement (donc, de le suspendre) chaque fois que sa raison est confrontée à un doute. Finalement, la suspension du jugement de Descartes est le signe de la liberté de Descartes. Ce point est capital si l’on veut comprendre que, pour lui, l’origine de l’erreur humaine ne résulte pas d’une défaillance divine mais bien davantage d’un mauvais usage de notre liberté. Même s’il n’est pas nouveau, l’argument est redoutable car il soulève une difficile question : est-il préférable de ne pas commettre d’erreurs mais en étant privé de liberté ou, à l’opposite, vaut-il mieux faillir mais en étant libre ? Or, nous dit Descartes, notre liberté est un « don » de dieu. Par conséquent, il ne peut être tenu pour responsable des défaillances humaines puisque celles-ci sont la conséquence de la liberté humaine : « Ainsi je connais que l’erreur, en tant que telle, nous dit Descartes, n’est quelque chose de réel qui dépendent de dieu, mais que c’est seulement un défaut ; et partant, que je n’ai pas besoin pour faillir de quelque puissance qui m’ait été donnée de dieu particulièrement pour cet effet, mais qu’il arrive que je me trompe, de ce que la puissance que dieu m’a donnée pour discerner le vrai d’avec le faux n’est pas en moi infinie. Mm p. 137. » Ici, Descartes revient aux limites et, par conséquent, à l’imperfection qui caractérise l’homme. Et bien qu’il ne le dise pas explicitement, son dieu ne peut en aucun cas être tenu pour responsable de nos erreurs et, en filigrane, de la misère humaine. Dans un tel contexte, l’avis d’André Comte-Sponville (Ibid. p. 87) devient complètement caduc : « La nature est cruelle, injuste, indifférente. Comment y voir la main de dieu ? » Hé ! Oui, mon Cher André, si l’on suit Descartes dieu ne peut être ni mauvais ni injuste puisqu’il est le créateur du bien et qu’il ne peut être que bonté. Cette idée n’est pas nouvelle et fut exprimée bien avant la métaphysique judéo-chrétienne. A titre d’exemple, écoutons Socrate (Platon, République, 380c) : « Mais alors le bien n’est pas la cause de toute chose, il est cause de ce qui est bon et non pas de ce qui est mauvais (...) Dieu, puisqu’il est bon, n’est pas la cause de tout, comme on le prétend communément ; il n’est cause que d’une petite partie de ce qui arrive aux hommes et ne l’est pas de la plus grande, car nos bien sont beaucoup moins nombreux que nos maux, et ne doivent être attribués qu’à lui seul, tandis qu’à nos maux il faut chercher une autre cause, mais non pas dieu. » Dans le Théétète (176a), Platon revient sur ce thème mais d’une manière très différente : « Il n’est pas possible, Théodore, que les maux disparaissent, car il faut toujours qu’il y ait quelque chose de contraire au bien, ni qu’ils aient place parmi les dieux, et c’est une nécessité qu’ils circulent dans le genre humain et sur cette terre. »


Platon vient donc d’absoudre dieu mais, par contre, l’homme est condamné ! A juste titre ? Pas si sur ! Nous dit André Comte-Sponville (Ibid. p. 100), « Ou bien dieu veut éliminer le mal et ne le peut, mais alors il n’est pas tout puissant : ou bien il le pourrait et ne le veut pas, mais alors il n’est pas parfaitement bon... » Effectivement, cet avis est des plus défendable. En effet, si, comme le pense Descartes, dieu a véritablement permit à l’homme d’être libre, il ne pouvait ignorer que cette liberté pouvait aller à l’encontre du bonheur de l’humanité. En outre, s’il s’agit d’une erreur, la toute puissance divine ne semble pas être en mesure de la corriger. Alors, n’est-il pas plus sage de suivre Epicure pour lequel : « Il faut éviter de faire intervenir une explication d’ordre divin, car il faut attribuer à la divinité aucune intervention dans le monde (...) Diogène Laërce, Vie, Doctrines et Sentences des philosophes illustre, Vol. 2, p. 249. » Ce me semble être la sagesse même car, si dieu existe, on peut quand même se demander à quoi il sert. Maintenant, s’il n’existe pas (ce qui est mon avis), la question ne se pose pas.


Donc, pour Descartes, le doute concerne toutes les niches de la connaissance humaine mais ne peut en aucun cas s’étendre jusqu’au divin. Partant de l’erreur, des fausses opinions, Descartes enracine sa méthode dans la distinction entre le vrai et le faux. Il le fait d’autant plus volontiers que, de son propre aveu, il dispose d’une volonté et d’une liberté de choix. Dès lors, le doute devient une redoutable machine de guerre dirigée contre toutes les incertitudes. Seulement, Descartes n’ignore pas que, poussé jusque dans ses derniers retranchements, le doute peut s’avérer dangereux pour certains : « La seule raison de se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues auparavant en sa créance n’est pas un exemple que chacun doive suivre ; et le monde n’est quasi composé que de deux sortes d’esprits auxquels il ne convient aucunement. A savoir de ceux qui, se croyant plus habiles qu’ils ne sont, ne se peuvent empêcher de précipiter leurs jugements, ni avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes leurs pensées : d’où vient que s’ils avaient une fois la liberté de douter des principes qu’ils ont reçus, et de s’écarter du chemin commun, jamais ils ne pourraient tenir le sentier qu’il faut prendre pour aller plus droit, et demeureraient égarés toute leur vie. Dm p. 84, 85. » Ici, une question se pose : si, effectivement, le doute permet l’accès à la connaissance véritable, ceux qui ne sont pas aptes à douter sont voués à l’errance. Par ailleurs, si le doute résulte de la volonté de douter, cette même volonté est inopérante chez ceux qui n’ont pas la capacité de douter. Alors que Descartes pense-t-il de la pensée de Descartes ? Lui, sait douter mais au-delà ? Page 425 des Mm, il nous fait part d’un certain relativisme au sujet de sa pensée : « Ma pensée n’est pas la règle de la vérité des choses ; car si on veut dire que ma pensée ne doit pas être la règle des autres pour les obliger à croire une chose à cause que je la pense vraie, j’en suis entièrement d’accord (...) » Donc, et à l’encontre de Protagoras, Descartes déclare qu’il n’est pas la mesure de toutes choses. Modestie qui l’honore mais qui trouve ses limites page 429 : « (...) Je n’y ai pas traité (dans ses textes précédents) une ou deux seulement, mais j’en ai traité des centaines qui n’avaient point été encore expliquées par personne avant moi. Et quoique que jusqu’ici plusieurs aient regardé mes écrits de travers, et qu’ils aient essayé par toutes sortes de moyens de les réfuter, personne toutefois, que je sache, n’y a encore pu rien trouver que de vrai. » Ceci étant, s’il est bien un domaine qui aurait du inciter Descartes à douter davantage, c’est celui concernant les mouvements du cœur. Contrairement à William Harvey (Médecin et professeur d’anatomie et de chirurgie –1578/1657-) qui expliqua ce phénomène par la contraction musculaire, Descartes, lui, pensa que ses mouvements étaient dus à la dilatation du sang. Désolé, mon Cher René, là, tu t’es fourvoyé !


Fondateur de la méthode cartésienne, le doute présuppose l’existence de données plus exactes que celles communément admises. Descartes est tellement persuadé de cela qu’il n’a pas hésité à « hyperboliser » son doute : « Je pensais qu’il fallait, nous dit-il, que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût telle qu’ils nous la font imaginer. Dm p. 108, 109. » Descartes vient de nous dire que les sens sont trompeurs et que, par conséquent, peu dignes de foi. Et, effectivement, point n’est besoin d’être grand philosophe pour savoir que nous sommes tous à la merci d’illusions sensibles : « Le même navire, nous dit par exemple Sextus Empiricus (Esquisses pyrrhoniennes, p. 121), paraît de loin petit et à l’arrêt, et de près grand et en mouvement, la même tour paraît ronde de loin et carrée de près. Cela dépend de la distance. » Sans citer Sextus, Descartes s’approprie la même image en la complétant différemment : « J’ai observé plusieurs fois que des tours, qui de loin m’avaient semblé rondes, me paraissaient de près être carrées, et que des colosses, élevés sur les plus hauts sommets de ces tours, me paraissaient de petites statues à les regarder d’en bas ; et ainsi, dans une infinité d’autres rencontres, j’ai trouvé de l’erreur dans les jugements fondés sur les sens extérieurs. Mm p. 183. »


Ainsi, et à l’instar des mots, les sens dépendent d’un contexte qui peut être d’ordre intérieur (physiologique, pourrait-on dire) ou environnemental (la distance entre l’observateur et la tour dont viennent de nous parler Sextus et Descartes.) Seulement, Descartes ne se contente pas de prendre acte de ce relativisme sensoriel. Lorsque, pense-t-il, une donnée suscite un doute, il faut, non seulement la rejeter mais rejeter également tous les éléments qu’elle contient. Ici, le doute cartésien exploite pleinement sa fonction critique (discriminatoire.) En outre, précisons qu’il devient décisionnel en décrétant que telle chose ne peut être telle qu’elle apparaît et donc telle qu’elle peut être pensée. Comme nous l’avons précédemment remarqué, le doute s’attache à distinguer le vrai du faux. Il est un outil de discrimination entre des préjugés et des avis suffisamment assurés. L’une des grandes différences entre le doute cartésien et le doute sceptique résulte de l’adoption de postulats opposés : pour Descartes, il existe des vérités connaissables et il suffit de les bien chercher. Par contre, pour les sceptiques, ces vérités, si elles existent, sont inconnaissables. Par conséquent, tenter de les découvrir est vain et il est donc préférable de suspendre son jugement.


Cependant, si le moindre grain de sable est susceptible d’enrayer la machine cognitive, connaître est-il véritablement possible ? Ou, en d’autres termes, un critère fiable existe-t-il ? Précédemment, nous avons constaté que Descartes paraissait convaincu d’en détenir un : dieu. Mais entre le doute hyperbolique (excessif) et cette certitude, il éprouva le besoin de définir un critère intermédiaire ne serait-ce que pour se préserver de la régression à l’infini (Cf. le cinquième trope d’Agrippa.) Sage précaution car le doute fait le vide devant lui. Poussé à l’extrême, il peut même s’avérer dangereux en coupant la raison de réalités indéniables. D’ailleurs, et toujours à propos des sens, Descartes érige un garde fou contre un doute par trop excessif : « Mais, encore que les sens nous trompent quelques fois, touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je sois ici, assis près du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Mm p. 59. » Nous pouvons alors supposer que, petit à petit, Descartes se soit posé de très subtiles questions : D’accord, je doute ! Mais qui est la cause de mon doute ? Qui en est l’origine ? Qui en est l’initiateur ? Le seul bon sens suffit pour répondre : l’esprit. L’avancée est significative car elle implique une autre question : Mon esprit génère mon doute, d’accord ! Mais, comment puis-je en être certain ? Répondre à cette nouvelle question est d’une importance capitale car, dès lors, le doute aura une cause et, par-là même, un commencement. Mais, peut-être pensez-vous, qu’elle conséquence cela peut-il avoir ? Tout simplement qu’une chose dotée d’un commencement est susceptible d’avoir une fin. Et, dès lors, ce n’est plus le jugement qu’il faut impérativement suspendre mais le doute. Ici, la rupture entre le doute sceptique et le doute cartésien est absolue.


Ceci étant, faire dépendre le doute d’une cause ne fut sans doute pas aussi simple. Si, pour les sceptiques, le doute ressemble fort à un chien qui mord sa propre queue, il n’en demeure pas moins qu’il a une fonction éthique : parvenir à l’absence de trouble (ataraxie) et, par voie de conséquence, à la sagesse. Et, comme nous l’avons déjà souligné, point n’est besoin pour un sceptique de mettre un terme au doute puisque celui-ci est une fin. Par contre, chez Descartes, le doute est un moyen visant à atteindre une fin toute différente. Donc, une alternative se présente à l’esprit : soit cette fin est inaccessible et, conséquemment, le doute perdurera à l’infini (le « cercle vicieux » ou régression à l’infini) ou, cette fin est atteinte et, dès lors, le doute n’aura plus aucune utilité. Descartes est persuadé que, grâce au doute, la fin qu’il permet d’atteindre est à la portée de la raison. Cependant, il reste un problème : à partir de quel moment, de quelle donnée, sera-t-il possible de mettre un terme à ce doute ? La sente est escarpée. En effet, et comme cela a déjà été dit dans ce texte, Descartes doute pour ne plus douter. Mais, pour ne plus douter, il faut bien disposer d’une raison suffisamment solide ou, en d’autres termes, accéder à une certitude à ce point assurée qu’elle serait à l’abri de toute objection. En bon cartésien, Descartes abhorre les errances de l’esprit. Je doute, constate-t-il, mais qui doute ? Mais c’est tout simple, sans doute pensa-t-il, c’est moi ! Mais, alors, puis-je douter que je doute ? Evidemment que non puisque c’est moi qui doute ! Là, Descartes vient de découvrir un critère essentiel qui va lui permettre de stopper la course du doute : je doute donc je suis et je ne peux en aucun cas douter que je sois. Je peux même, s’il me sied, renverser la proposition : Je suis donc, je doute et il m’appartient de décider à partir de quel moment je ne douterai plus. Pourquoi ? Parce que je suis la cause de mon doute ! Et, j’ai la liberté de douter ou de ne point douter !


C’est ainsi, qu’à partir des incertitudes dues au relativisme de la connaissance, Descartes parvient à justifier la raison. Certes, la nature reste mesurable mais l’instance qui dirige cette géométrie est l’esprit lié à la conscience de lui-même. Quelque part, le « je » cartésien devient quasiment démiurgique car il proclame une vérité indubitable : « Je pense donc je suis » et de cela, je ne puis douter. D’ailleurs, et même si j’en doutais, je ne pourrais en aucun cas affirmer que je ne suis pas. Le cogito ergo sum (« Je pense donc je suis ») est donc une vérité première, une certitude qui n’a besoin d’aucun fondement ; elle est « en soi. » Ceci étant, Descartes s’interroge sur ce qu’il est : « Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est à dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Mm p. 81. » Seulement, cette chose qui pense à la conscience qu’elle pense et c’est pourquoi elle se désigne elle-même en se nommant « je. » Dès lors, ce pronom personnel apparemment anodin se transmue en un principe métaphysique essentiel qui englobe la totalité de l’individu qui a conscience de lui-même. Le « je » implique une sorte de dédoublement comme si la conscience de la conscience considérait la simple conscience comme un objet susceptible d’être analysé. D’ailleurs, que fait-on d’autre lorsque l’on se parle à « soi-même » ? L’esprit humain est donc dual et c’est bien pourquoi douter de lui ne peut l’invalider car si je doute que je sois c’est toujours moi qui doute. Par conséquent, et malgré sa puissance, mon doute ne peut rien contre moi.


Mais, que nous dit Descartes à propos de son cogito ? Hé ! Bien, écoutons-le : « Je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensait, fusse quelque chose : et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps et qu’il n’y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse, mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n’étais point ; et qu’au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j’étais, au lieu que si j’eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j’avais jamais imaginé eût été vrai, je n’avais aucune raison de croire que j’eusse été ; je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle, en sorte que ce moi, c’est à dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore il ne fût point elle ne cesserait pas d’être ce qu’elle est. Dm P. 109, 110, 111. » Pour Descartes, la puissance du cogito est telle qu’il n’hésite pas à le considérer comme « le premier principe de sa philosophie. » De fait, la philosophie est une créature intellectuelle émanant de l’esprit humain. Or, comme le cogito est l’incarnation de cet esprit, il ne peut être que l’instance fondatrice de la pensée philosophique. Donc, pour Descartes, l’esprit est, avant tout, la conscience qu’il a de lui-même. Si l’on adopte ce postulat, on peut aisément comprendre que cette conscience de la conscience ait la certitude de son propre être. C’est pourquoi Descartes nous dit qu’il ne pouvait pas feindre qu’il n’était point car, n’être point, n’est pas un état fictif mais relève du célèbre « Etre ou ne pas être. » Nous sommes ici au cœur de la logique booléienne : Si A est, alors non A n’est pas. Logique, d’ailleurs, qui nous renvoie au présocratique Parménide qui affirma, et sans recourir au conditionnel : l’Etre est, le non-être n’est pas.


Ceci étant, Descartes vient de nous dire autre chose : « l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore il ne fût point elle ne cesserait pas d’être ce qu’elle est. » Examinons ces propos. En tout premier lieu, l’âme est entièrement distincte du corps. Donc, pour Descartes, l’homme s’inscrirait dans une sorte de dualisme physiologique : d’un coté, il disposerait d’une âme et de l’autre, il serait doté d’un corps. Ici, nous retrouvons le dualisme de Platon selon lequel l’esprit et la matière sont deux choses totalement différentes (souvenons-nous de sa distinction entre sensible et intelligible.) Bien qu’elle soit peut-être plus radicale, l’analyse est identique chez Descartes. En effet, l’âme étant la seule pensée et le corps, la seule étendue, il n’y a pas de place pour une entité intermédiaire. L’une (l’âme) est donc radicalement distinguée de l’autre (le corps.) Comme l’étendue est la seule mesurable et que le corps n’est qu’étendue, il devient possible de l’étudier, voire, d’expliquer son fonctionnement à l’aide de la physique mathématique. Et, dans la mesure ou elle n’est que pensée, l’âme n’a pas de masse, pas de poids. Par conséquent, elle n’est pas mesurable et, nous dit Descartes, pourrait même exister sans le corps : « Néanmoins, parce que d’un coté j’ai une idée claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est à dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui. Mm P. 185. » Descartes vient d’insister : non seulement l’âme est distincte du corps mais, en outre, elle peut exister sans lui. Que penser de cela ? Que l’âme n’est pas tributaire de la corruption (due au temps) impartie au corps ! Partant d’un tel postulat, une déduction s’impose : l’âme ne peut qu’être immortelle ! « Certes, objecta notamment Mersenne (1588/1648, ami et correspondant de Descartes), il ne semble pas que, de cette distinction de l’âme d’avec le corps, il s’ensuive qu’elle soit incorruptible ou immortelle ; car qui sait si sa nature n’est point limitée selon la durée de la vie corporelle (...) Mm p. 253. » Finalement, Mersenne vient d’évoquer Epicure : « Il est vrai de dire aussi toutefois que lorsque le corps tout entier s’est dissous, l’âme se dissipe, et disséminée perd de sa force et de son mouvement, si bien qu’elle devient, elle aussi, insensible (...) Par conséquent, dire que l’âme est incorporelle (donc, immortelle) est une sottise. Diogène Laërce, Ibid. p. 237, 238. » Dans sa réponse (p. 277) Descartes semble quelque peu vaciller : « Quant à ce que vous ajoutez, que la distinction de l’âme d’avec le corps il ne s’ensuit pas qu’elle soit immortelle, parce que nonobstant cela on peut dire que dieu l’a faite d’une telle nature, que sa durée finit avec celle de la vie du corps, je confesse que je n’ai rien à y répondre. » Cela dit (P. 277, 278) il se reprend très vite : « Et même nous n’avons aucun argument ni exemple, qui nous puisse persuader qu’il y a des substances qui sont sujettes à être anéanties. Ce qu’il suffit pour conclure que l’esprit, ou l’âme de l’homme, autant que cela peut être connu par la philosophie naturelle, est immortelle. »


Maintenant, remarquons ceci : que l’âme soit immortelle ou non, le cogito est renforcé. En effet, il n’est pas généré par quelque chose de matériel et cela le met à l’abri de la corruptibilité et, conséquemment, l’introduit dans l’univers de la métaphysique (nous verrons très bientôt l’usage qu’en fit Descartes.) Le paradoxe est que le « Je pense, donc je suis » prend acte de l’existence d’un être lié au temporel alors que la conscience qu’il a de cette existence relève d’une instance intemporelle puisque immatérielle. Cette distinction (ce dualisme, devrait-on dire) étant établi, il reste à en mesurer les conséquences. Supposons, par exemple, que l’esprit et le corps soient radicalement distincts. Si cela était, l’un cheminerait sans tenir compte de l’existence de l’autre. Or, le cogito nous dit exactement l’inverse. En effet, lorsque j’affirme « Je pense, donc je suis », je fais état d’une relation laquelle, si elle n’existait pas, ne pourrait même pas être évoquée. Mais alors, puisque cette relation existe, peut-on encore parler de la dissociation entre esprit et corps ? Comment Descartes va-t-il se sortir de ce dilemme ? Le plus simple est de l’écouter : « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoins très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau (...) Mm p. 191. » Ici, on ne peut s’empêcher de penser à un passage de la sixième objection (Mm p. 437) : « De même, objecte-t-on à Descartes, on ne vous concèdera jamais que la pensée, ou plutôt que l’esprit humain, soit réellement distinguée du corps, quoi que vous conceviez clairement l’un sans l’autre, et que vous puissiez nier l’un de l’autre, et même que vous reconnaissiez que cela ne se fait point par aucune abstraction de votre esprit. » Il appert ici que, concernant l’esprit (ou l’âme), deux conceptions s’affrontent : soit, elle est immortelle (donc, immatérielle) et le corps ne serait que sa prison (avis partagés par Platon ou saint Augustin) ou elle est matérielle, donc mortelle (comme le pensaient notamment Epicure et Lucrèce.) Toutefois, si l’hypothèse de l’immortalité de l’âme a pour avantage de faciliter son union avec la métaphysique, elle a pour inconvénient de rendre incohérent le fonctionnement de l’être humain. En effet, et métaphoriquement, cette position revient à dire que l’âme est comme de l’eau que l’on verserait dans un bocal. Après tout, pourquoi pas ? Mais, dans ce cas, à quoi servirait l’eau sans le bocal ? Je ne sais si Descartes s’est posé une telle question. Toutefois, il semble bien qu’il y ait répondu. Comment ? Tout d’abord, en nous faisant part de sa croyance en une instance transcendante dont il n’hésite pas à évoquer les attributs  : « Par le nom de dieu j’entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute puissante, et par laquelle moi-même, et toutes les autres choses qui sont ont été créées et produites. Mm p. 115. » Ceci est certes intéressant mais encore faut-il l’étayer et, surtout, démontrer en quoi cela est utile. C’est ici que Descartes va singulièrement étendre la portée du cogito. « Je pense, donc je suis », nous a-t-il dit mais je ne pense pas tout seul : « Or ces avantages sont si grands et si éminents (les attributs de dieu qu’il vient d’évoquer), que plus attentivement je les considère, et moins je me persuade que l’idée que j’en ai puisse tirer son origine de moi seul. Mm p. 115. » Donc, tout comme Socrate pensait bénéficier des conseils d’un « génie divin » (Platon : Théétète, 150 e), Descartes avoue être guidé par dieu. Il faut bien reconnaître (et même si cela relève d’une « nichée de sophismes », selon Kant), que sa démonstration a au moins un mérite : celui d’être logique : « (...) Car encore que l’idée de la substance soit en moi, je n’aurais pas néanmoins en moins en moi l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie (...) Car comment serait-il possible que je pusse connaître que je doute et que je désire, c’est à dire qu’il me manque quelque chose et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avais en moi l’idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature ? Mm p. 117. » Donc, Descartes reconnaît qu’il n’est pas parfait (et, de ce point de vue, nous ne pouvons que lui rendre justice d’autant que, nous-mêmes, partageons ce handicap...), mais il nous dit également qu’il a, en lui, l’idée du parfait. Conséquemment, d’où peut provenir cette idée puisqu’elle ne correspond pas à ce qu’il est ? Inévitablement, pense-t-il, de quelque chose extérieur à lui. Que l’on adhère, ou non, à cet avis, accordons à Descartes qu’il est subtil.


Nous avons précédemment constaté qu’apparemment le cogito ne pouvait être mis en doute. Cela dit, ce ne fut pas l’avis de certains  : « Car, lui a-t-on objecté (Mm p. 431), pour être certain que vous pensez, vous devez auparavant savoir qu’elle est la nature de la pensée et de l’existence ; et, dans l’ignorance où vous êtes de ces deux choses, comment pouvez-vous savoir que vous pensez, ou que vous êtes ? » L’objection est redoutable mais n’ébranle pas la conviction de Descartes. Après avoir admis que : « C’est une chose très assurée que personne ne peut être certain s’il pense et s’il existe, si, premièrement, il ne connaît la nature de la pensée et de l’existence, » il persiste : « Ainsi donc, lorsque quelqu’un aperçoit qu’il pense et que de là il suit très évidemment qu’il existe, encore qu’il ne se soit peut être jamais auparavant mis en peine de savoir ce que c’est que la pensée et que l ‘existence, il ne se peut faire néanmoins qu’il ne les connaisse assez l’une et l’autre pour être cela pleinement satisfait. Mm p. 441. » Bien que peu convaincante, l’argumentation se suffit à elle-même car le cogito est dépassé par une réalité qui le transcende : l’idée de dieu. Que cela veut-il dire ? Tout simplement que lorsque j’affirme : « je pense », je ne désigne qu’une partie de la réalité : celle qui ne concerne que moi-même. Mais, nous a dit Descartes, j’ai en moi l’idée d’un être plus parfait que moi. Qu’en penser sinon qu’il existe, toujours selon lui, une idée qui englobe un ordre de réalité qui dépasse très largement le champ de connaissance de ses propres idées. Mais, essayons de raisonner en bon cartésien : existerait-il donc plusieurs types d’idées ? Dans l’une de ses lettres à Mersenne (Mm p. 541), Descartes répond : « (...) Par le mot idea, j’entends tout ce qui peut être en notre pensée, et que j’en ai distingué de trois sortes : à savoir que certaines sont adventices, comme l’idée qu’on a vulgairement du soleil ; d’autres sont faites (par moi), au rang desquelles on peut mettre celle que les astronomes font du soleil par leur raisonnement ; d’autres sont innées, comme l’idée de dieu, de l’esprit, du corps, du triangle, et en général toutes celles qui représentent des essences vraies, immuables et éternelles. » Descartes vient de distinguer l’idée née du perçu (l’image du soleil) de celle issue du conceptuel (la mathématisation des astronomes.) Jusqu’ici, les choses semblent claires : d’un coté, la représentation mentale d’un concept et de l’autre, le concept lui-même. Toutefois, Descartes ne se limite pas à cette seule distinction. Il pense, en effet, qu’il existe une troisième sorte d’idées qui, elles, seraient innées c’est à dire, générées par la vie elle-même. Seulement, qui est l’auteur, l’architecte de la vie ? Bien évidemment dieu ! Si donc, nous naissons avec des idées « pré-installées » en nous-mêmes, elles ne peuvent que provenir du divin. Ainsi, Descartes se sert de « l’innéisme » (il n’a pas recouru à ce terme du moins dans ses textes en français) pour exposer sa première « preuve » de l’existence dieu : celle dite « par les effets » ou « a posteriori. » Ceci étant, ce raisonnement est-il si convaincant ? En effet, suffit-il d’avoir l’intuition de l’existence d’une chose pour pouvoir affirmer que cette chose existe ? Et, à ce propos, que nous dit Descartes ? Ecoutons-le : « (...) Mais il faut nécessairement conclure que, de cela seul que j’existe, et que l’idée d’un être souverainement parfait (c’est à dire de dieu) est en moi, l’existence de dieu est très évidemment démontrée. Il me reste seulement à examiner de quelle façon j’ai acquis cette idée. Car je ne l’ai pas reçue par les sens, et jamais elle ne s’est offerte à moi contre mon attente, ainsi que font les idées des choses sensibles (...) Elle n’est pas aussi une pure production ou fiction de mon esprit ; car il n’est pas en mon pouvoir d’y diminuer ni d’y ajouter aucune chose. Et par conséquent il ne reste plus autre chose à dire, sinon que, comme l’idée de moi-même, elle est née et produite avec moi dès lors que j’ai été créé. Mm p. 127, 129. » Descartes vient de nous dire que l’idée de dieu ne résulte pas de ses sens ni de son esprit. Par conséquent, et en toute logique, cette idée ne peut être qu’innée puisqu’il la perçoit mais n’en est pas l’auteur. Partant de cet avis, Descartes ne pouvait que poursuivre : « Et toute la force de l’argument dont j’ai ici usé pour prouver l’existence de dieu, consiste en ce que je reconnais qu’il ne serait pas possible que ma nature fût telle qu’elle est, c’est-à-dire que j’eusse en moi l’idée d’un dieu, si dieu n’existait pas véritablement ; ce même dieu, dis-je, duquel l’idée est en moi, c’est-à-dire qui possède toutes ces hautes perfections, dont notre esprit peut bien avoir quelque idée sans pourtant les comprendre toutes, qui n’est sujet à aucun défaut, et qui n’a rien de toutes les choses qui manquent quelque imperfection. Mm p. 129. » Bien qu’elle soit finement étayée, cette argumentation est confrontée à une nouvelle objection à laquelle Descartes répond dans une lettre à Mersenne : « Mais par quelle induction a-t-il pu (son objecteur) tirer de mes écrits, que l’idée de dieu se doit exprimer par cette proposition : dieu existe, pour conclure, comme il a fait, que la principale raison dont je me sers pour prouver son existence, n’est rien autre chose qu’une pétition de principe ? (...) J’ai tiré la preuve de l’existence de dieu de l’idée que je trouve en moi d’un être souverainement parfait, qui est la notion ordinaire que l’on en a. Et il est vrai que la simple considération d’un tel être nous conduit si aisément à la connaissance de son existence, que c’est presque la même chose de concevoir dieu, et de concevoir qu’il existe. Mm p. 546. » Voici un beau raisonnement ! Toutefois, pour qu’un raisonnement puisse être considéré comme vrai, il est indispensable que les prémisses sur lesquels il repose le soient aussi. Or, que nous dit-il ? Dieu existe en toute certitude car son idée existe en moi ! Mais, et à titre personnel, je pourrais lui répondre : dieu n’existe pas car j’ai l’idée du néant en moi ! Or, l’un et l’un et l’autre ne peuvent cohabiter. Et, de fait, reconnaissons que l’esprit humain est capable d’imaginer tout aussi bien le plein comme le vide ou, comme le déclara Sartre, l’Etre et le Néant. Ce qui est paradoxal dans l’approche cartésienne de l’existence de dieu est qu’il l’a fonde sur un postulat selon lequel dieu serait la cause de son idée. Par conséquent, et contrairement aux scolastiques (à la suite d’Aristote, d’ailleurs) qui démontraient l’existence de dieu à partir de celle du monde, Descartes tente de démontrer cette existence à partir de l’analyse de l’idée de dieu. Cette preuve, si preuve il y a, est celle d’un mathématicien et non celle d’un physicien. Seulement, si l’analyse relève des mathématiques, son fondement apparaît être le fruit d’un anthropomorphisme. Certes, dieu aurait inoculé sa propre idée dans l’esprit humain mais, au final, n’est-ce pas l’homme qui l’a créé ? Par exemple, quand Descartes nous parle de la notion de parfait, qu’évoque-t-il sinon une idée vague et abstraite ? Or, que fait-il de cette idée sinon de nous la présenter comme un élément de preuve de l’existence de dieu ? En outre, et de l’aveu même de Descartes, dans la mesure ou « L’homme, étant d’une nature finie, ne peut aussi avoir qu’une connaissance d’une perfection limitée. Mm p. 199 » comment lui est-il possible de démontrer ce qui le transcende ? Car, et sur ce point Descartes ne pourrait me démentir, la réalité du parfait ne peut qu’excéder celle de l’imparfait. Or, il n’est pas possible de faire entrer dix litres d’eau dans un vase ne pouvant contenir qu’un litre. Alors, certes, la plupart des hommes ont une idée du divin et cela, depuis toujours. Mais cette collusion avec la transcendance ne prouve aucunement que le divin existe et que, même s’il existait, que ses attributs soient tels que les hommes l’imaginent. D’ailleurs, un philosophe du VI av. J.C., Xénophane de Colophon, l’avait très bien compris : « Oui, si les bœufs et les chevaux et les lions avaient des mains et pouvaient, avec leurs mains, peindre et produire des oeuvres comme les hommes, les chevaux peindraient des figures de dieux pareilles à des chevaux, et les bœufs pareilles à des bœufs, bref des images analogues à celles de toutes les espèces animales. Fragment No 15. » Finalement, et en cette matière, Saint Augustin s’est montré beaucoup plus sage. Il n’a pas tenté de démontrer l’existence de dieu (de toute façon, cela est impossible.) Il s’est contenté de nous parler de sa foi, de son espérance et du bonheur que lui procurait sa croyance. Après tout, pourquoi pas ?


L’un des problèmes soulevés par l’idée du parfait résulte du fait que cette idée ne repose sur aucune réalité objective. Quelque part, elle n’est que pure spéculation. Par ailleurs, n’est-elle pas assujettie à son contraire : l’imparfait ? Car, finalement, n’est-ce pas du manque que naît la notion d’incomplétude ? Descartes a sans doute pressenti cette filiation : « (...) Il fallait nécessairement qu’il y eût quelque chose de plus parfait, duquel je dépendisse, et duquel j’eusse acquis tout ce que j’avais : car si j’eusse été seul et indépendant de tout autre, en sorte que j’eusse eu de moi-même tout ce peu que je participais de l’être parfait, j’eusse pu avoir de moi pour la même raison tout le surplus que je connaissais me manquer, et ainsi être moi-même infini, éternel, immuable, tout connaissant, tout puissant, et enfin avoir toutes les perfections que je pouvais remarquer être en dieu. Dm p. 113, 114. » Que vient de nous dire Descartes ? Tout d’abord, et malgré ce qu’il reconnaît avoir, il lui manque quelques chose. Ensuite, et non sans regret, que s’il avait été son propre créateur, il se serait doté de toutes les perfections qui lui manquaient. Seulement, comment aurait-il pu connaître ces perfections manquantes si elles n’avaient jamais manqué ? Ceci étant, Descartes va beaucoup plus loin. Si le cogito lui octroie la conscience de son propre être, en revanche, il ne lui explique pas pourquoi il persiste à être. En d’autres termes, il ne trouve en lui aucune raison justifiant son existence, instant après instant : « (...) Et ainsi, de ce qu’un peu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit que je doive maintenant être, si ce n’est qu’en ce moment quelque chose me produise et me créé, pour ainsi dire, derechef, c’est-à-dire me conserve. En effet, (...) une substance, pour être conservée dans tous les moments qu’elle dure, a besoin du même pouvoir et de la même action qui serait nécessaire pour la produire et la créer tout de nouveau, si elle n’était point encore. Mm p. 123. » Par conséquent, pour que Descartes reste un Descartes vivant, il faut qu’il soit en permanence re-créé. Mais, pendant combien de temps ? A ma connaissance, en tout cas, Descartes n’a pas répondu à cette question pourtant importante car la « création continue » relève de l’action de dieu et sa durée dépend donc de son bon vouloir...


Donc, nous dit Descartes, dieu est à la fois la cause de moi et celle de mon existence. Donc, si Descartes est bien réel, la cause première de cette réalité est dieu. On voit ici la portée métaphysique de l’innéisme cartésien. Sinon, comment pourrait-on expliquer la relation entre l’homme et le divin si ce dernier n’avait pas prévu un lien entre les deux. Et, outre cela, comment Descartes aurait-il pu (même si c’est à l’aide d’un sophisme) proposer sa première preuve de l’existence de dieu ? En effet, si l’on n’adopte pas l’hypothèse innéiste, on ne peut que s’en remettre à la foi comme le fit, par exemple, saint Augustin. Seulement, la foi n’est qu’une adhésion à quelque chose qui se trouve hors de portée de la raison. Par conséquent, comment l’étayer ? Descartes ne s’y risque pas. Cependant, il dispose d’une arme redoutable : le cogito. « Il pense, donc il est » mais qu’elle est la nature véritable de cet être ? Une conscience de la conscience, ai-je dit précédemment. Ajoutons maintenant que la nature profonde de cet être est purement spirituelle. Il en découle que le corps, en tant qu’étendue, ne peut entrer dans sa composition. C’est pourquoi le cogito ne se contente pas de mettre un terme au doute. Car, et dans la mesure ou il ne repose sur aucune cause antérieure, il peut dès lors agir comme un axiome et, par conséquent, faciliter l’accès à d’autres données comme, par exemple, l’idée du parfait. Finalement, le cogito est le critère fondamental de la pensée et c’est sans aucun doute pourquoi, Descartes l’a considéré avec force comme le premier principe de sa philosophie. D’ailleurs, rappelons son propos : « Remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. Dm p. 110. »


Maintenant, que le cogito décrive (sous réserve, nous l’avons déjà noté) un fait absolument indéniable ne prouve pas pour autant l’existence de dieu. On peut supposer qu’une telle question ait effleuré l’esprit de Descartes : « Mais la majeure de mon argument a été telle : ce que clairement et distinctement nous concevons appartenir à la nature de quelque chose, cela peut être dit et affirmé avec vérité appartenir à la nature de cette chose. C’est-à-dire, si être animal appartient à l’essence ou à la nature de l’homme, on peut assurer que l’homme est animal, si avoir les trois angles égaux à deux droits appartient à la nature du triangle rectiligne, on peut assurer que le triangle rectiligne à ses trois angles égaux à deux droits ; si exister appartient à la nature de dieu, on peut assurer que dieu existe, etc. Et la mineure a été telle : Or est-il qu’il appartient à la nature de dieu d’exister. D’où il est évident qu’il faut conclure comme j’ai fait, c’est à savoir : donc on peut avec vérité assurer de dieu qu’il existe ; et non pas comme vous voulez : Donc nous pouvons assurer qu’il appartient à la nature de dieu d’exister. Mm p. 274. » Le recours aux prémisses d’un syllogisme est très révélateur de la logique cartésienne. En effet, cet argument qui, depuis Kant, est qualifié « d’ontologique » tente de démontrer par ce procédé que, dieu étant pourvu de toutes les perfections, il ne pouvait être dénué d’existence puisque celle-ci fait partie du cercle très fermé des perfections. Par conséquent, conclut Descartes, il ne peut qu’exister. Certes, mais avec l’aide des syllogismes, on peut faire exister n’importe quoi. Par exemple, il est tout à fait possible d’invalider l’avis de Descartes en se servant de son propre raisonnement. Ainsi, si exister appartient à la nature du néant, on peut assurer que le néant existe. Or, il appartient à la nature du néant d’exister. Donc on peut avec vérité assurer du néant qu’il existe. Ceci étant, si j’affirme que le néant existe, dieu ne peut exister puisqu’il est considéré comme l’opposé du néant. Bien évidemment, ce raisonnement relève du sophisme mais, tout compte fait, pas davantage que celui de Descartes. Et cela, parce qu’il est impossible de prouver l’existence de dieu comme celle du néant, tous deux n’étant que des idées abstraites et dépourvues de tout fondement. A l’exception, peut-être, de celui prodigué par une imagination coupée de toute réalité. Par contre, au sujet des syllogismes, nous pouvons relever une certaine ambiguïté dans la pensée cartésienne. En effet, nous avons constaté qu’il vient de recourir à ce procédé appartenant à la logique. Or, que nous dit-il au sujet de cette discipline ? Lisons-le : « (...) Je pris garde que la logique, ses syllogismes (...) servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu’on sait, ou même, comme l’art de Lulle (moine espagnol –1235/1315–, auteur d’ouvrages destinés à convertir les infidèles) à parler sans jugement de celles qu’on ignore, qu’à les apprendre. Dm, p. 87. » Si je partage entièrement l’avis selon lequel la logique sert à expliquer ce que l’on sait (moi-même, en tant qu’enseignant, je la sollicite systématiquement) je m’étonne toutefois que Descartes puisse y recourir pour démontrer l’existence d’un dieu dont il ne peut être assuré. Ici, une réflexion plus approfondie dévoilerait sans doute une contradiction.


Finalement, Descartes est confronté à un handicap : il n’est qu’un homme. Et, quelles que soient les performances intellectuelles de son esprit, ses arguments ne sont que ceux d’un homme. Tout comme la cité de dieu de saint Augustin ne fût qu’une architecture imaginaire, le monde transcendantal de Descartes se résume à une pure abstraction de l’esprit. Certes, il est ingénieux, doté d’une redoutable logique mais cela ne suffit pas pour démontrer l’indémontrable. Et, dans ce domaine, même l’imagination la plus fertile s’épuise en vain à le tenter. D’ailleurs, le célèbre philosophe Anglais, Thomas Hobbes (1588/1679), n’a pas manqué d’en faire la remarque à Descartes : « Donc, puisque ce n’est pas une chose démontrée que nous ayons en nous l’idée de dieu, et que la religion chrétienne nous oblige de croire que dieu est inconcevable, c’est-à-dire, selon mon opinion, qu’on n’en peut avoir d’idée, il s’ensuit que l’existence de dieu n’a point été démontrée, et beaucoup moins la création. Mm p. 312. »


Donc, et en dépit de la puissance du cogito, Descartes ne prouve rien. Sa première preuve de l’existence de dieu ne relève que de la plus élémentaire subjectivité ; la seconde trahit son désarroi face à l’ignorance de sa propre cause et la troisième n’est que le fruit d’une spéculation selon laquelle une quelconque perfection existerait quelque part. Ailleurs, pourrait-on dire. Finalement « méditer sur la métaphysique » revient à méditer sur le tout donc, sur la notion de dieu et, par-de-là, à rechercher une cause première qui expliquerait tout ce qui existe. Cependant, nous dit André Comte-Sponville : « Il y a ce qu’on peut savoir, tel est l’objet des sciences, et ce qu’on ne peut pas savoir, tel est l’objet de la philosophie en général et de la métaphysique en particulier. La philosophie, p. 77. » Et c’est bien là le constat que fit Thomas Hobbes (Mm p. 304) : « (...) De même l’homme, écrit-il à Descartes, voyant qu’il doit y avoir quelque cause de ses images et de ses idées, et de cette cause une autre première, et ainsi de suite, est enfin conduit à une fin, ou à une supposition de quelque cause éternelle qui, parce qu’elle n’a jamais commencé d’être, ne peut avoir de cause qui la précède, ce qui fait qu’il conclut nécessairement (Descartes, donc) qu’il y a un être éternel qui existe ; et néanmoins il n’a point d’idée qu’il puisse dire être celle de cet être éternel, mais il nomme ou appelle du nom de dieu cette chose que la foi ou sa raison lui persuade. » Lisant ceci, on ne peut s’empêcher de penser à la science du divin prônée par Aristote dont la pierre de voûte fut le premier moteur immobile de l’univers. Ici, une question se pose : pourquoi l’esprit humain est-il à ce point obsédé par le besoin d’une cause première ? Avez-vous une idée ? En tout cas, Descartes n’y a pas réchappé...


Par contre, la méthode cartésienne nous offre un tout autre visage de ce philosophe. Ici, il ne s’agit plus de spéculer sur la métaphysique mais de construire un certain nombre de règles, de découvrir un certain nombre de lois, afin de définir un critère de vérité dont l’évidence le mettrait à l’abri du doute. Pour ce faire, Descartes entreprend l’analyse rigoureuse de tout ce qui lui avait été enseigné : « (...) Mais que, pour toutes les opinions que j’avais reçues jusqu’alors en ma créance, je ne pouvais mieux faire que d’entreprendre une bonne fois de les en ôter, afin d’y en remettre par après ou d’autres meilleures ou bien les mêmes. Dm p. 82. » Même si la formulation de ce texte est loin d’être claire, il nous dit cependant quelque chose d’important : je ne cherche pas à innover pour innover. Son intention n’est pas d’invalider systématiquement le savoir des autres mais seulement de séparer le bon grain de l’ivraie en distinguant ce qui est vrai du faux. Dans les réponses aux septièmes objections, Descartes recourt à une métaphore afin d’éclairer son propos : « Si d’aventure il y avait une corbeille pleine de pommes, et qu’il appréhendât (celui qui doute) que quelques-unes fussent pourries, et qu’il voulût les ôter, de peur qu’elles ne corrompissent le reste, comment s’y prendrait-il pour le faire ? Ne commencerait-il pas tout d’abord à vider sa corbeille ; et après cela, regardant toutes ses pommes les unes après les autres, ne choisirait-il pas celles-là seules qu’il verrait n’être point gâtées et, laissant là les autres, ne les remettrait-il pas dans son panier ? Mm p. 477, 478. » A elle seule, cette remarquable métaphore résume la méthode cartésienne. En effet, se débarrasser des fausses opinions implique nécessairement une certaine suspicion suivie d’un tri. Et, pour ce faire, il faut disposer d’outils suffisamment fiables afin d’élaborer une méthode dont la vertu première doit être la rigueur.


Au tout début du Discours de la méthode, Descartes part d’un postulat : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. » Sachant que le bon sens qui vient d’être ici évoqué signifie, pour Descartes, « raison », on pourrait s’étonner de son optimisme. En outre, pourquoi élaborer une méthode puisque tous les hommes partagent une raison qui, en toute logique, devrait leur permettre de faire correctement la part des choses. Un esprit mal intentionné (comme le mien, parfois...) pourrait pousser des cris d’orfraie afin de dénoncer une contradiction. Seulement, Descartes a tout prévu : « (...) La diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien (de bien l’utiliser.) Dm p. 67. » Si donc, à raison égale, certains se trompent ce n’est pas parce que la raison a failli mais tout simplement parce que les chemins qu’elle a empruntés ne sont pas les bons.


Il s’agit donc, non pas d’invalider toutes les connaissances, mais de découvrir celles qui sont fausses ou erronées : « (...) Je professe hautement que je n’en ai jamais recherché d’autre que celle au moyen de laquelle on peut s’assurer de la certitude des raisons véritables, et découvrir le vice des fausses et captieuses. Mm p. 463. » Ceci étant, Descartes se garde bien de présenter sa méthode comme un outil universel. Il propose seulement à ses lecteurs une histoire, une « fable », dit-il, dont l’unique vocation est de montrer le chemin emprunté par sa pensée : «  Ainsi mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison ; mais seulement de faire voir en quelle sorte j’ai tâché de conduire la mienne. (...) Mais ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou si vous l’aimez mieux que comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu’on peut imiter, on en trouvera peut-être plusieurs autres qu’on aura de ne pas suivre, j’espère qu’il sera utile à quelques-uns, sans être nuisible à personne, et que tous me seront reconnaissants de ma franchise. Dm p. 70. » De fait, Descartes ne pouvait être plus prudent. Finalement, il recherche une méthode afin d’élaborer ce qu’on nomme en pédagogie une programmation. Penser avec méthode consiste en effet à exposer rationnellement des idées à partir d’un certain nombre de principe et dans un ordre donné. Il s’agit donc d’organiser son esprit en veillant scrupuleusement à ce qu’il ne s’égare dans des fourvoiements qui l’éloignerait irrémédiablement de la vérité recherchée. Et, de ce point de vue, on retrouve ici une des préoccupations essentielles de Descartes : ne pas sombrer dans les erreurs qu’il décèle chez lui comme chez beaucoup de ses doctes contemporains ou prédécesseurs.


Par contre, si des erreurs doivent être corrigées à l’aide d’une nouvelle méthode c’est qu’une telle méthode n’existe pas encore. C’est pourquoi, la méthode cartésienne est souvent dite « substitutive. » Si elle ne prétend pas véritablement invalider les procédures cognitives qui la précède, elle affirme cependant être en mesure d’améliorer les connaissances. Pour ce faire, Descartes part d’un préalable des plus simple : la facilité. C’est ainsi qu’après avoir évoqué les « meilleurs esprits » qui se contentent de la vraisemblance, il leur adresse ce conseil : « (...) Outre que l’habitude qu’ils acquerront en cherchant premièrement des choses faciles, et passant peu à peu par degrés à d’autres plus difficiles, leur servira plus que toutes mes instructions ne sauraient faire. Dm p. 165. » Donc, vient de nous dire Descartes, il faut partir du plus facile pour cheminer pas à pas vers le plus difficile. Et, d’évidence, ce processus que l’on nomme « synthétique » (en philosophie de la connaissance : processus par lequel on progresse du plus simple au plus complexe) présente l’avantage de faciliter la compréhension de structures complexes à partir de l’observation des éléments, évidemment beaucoup plus simples, qui les composent. A ce propos, cette idée n’est pas nouvelle. En effet, nous dit le fondateur du « Tao » (Lao-Tseu 570/490 av. J.C.) : « Attaque une difficulté dans ses éléments faciles. (soixante troisième sentence, je crois) »


Avant de présenter les quatre préceptes qui fondent sa méthode, Descartes évoque rapidement les inconvénients imputables aux systèmes juridiques trop complexes : « Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu’un état est bien mieux réglé lorsque, n’en ayant que fort peu, elles y sont étroitement observées (...) Dm p. 88. » Ici, et avant de poursuivre, une petite remarque s’impose. Empruntée, cette fois-ci, à la philosophie politique, l’avis de Descartes condamne sans appel les états trop prodigues en matière juridique (comme le nôtre, d’ailleurs.) En effet, et sur ce point, Descartes a raison, trop de lois tue la loi. Ensuite, il poursuit : « Ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer. » Là, Descartes établit un lien fondamental entre la logique et l’éthique. En effet, au lieu de se cantonner dans le strict champ de la logique (dont il se défie, d’ailleurs), il introduit en outre la notion de volonté. Il ne suffit pas, pense-t-il, d’ordonner des règles, encore faut-il avoir la volonté de les respecter. On peut voir ici une sorte de préambule à « la morale par provision » qu’il nous présente à l’aide de quatre maximes (Dm : de 96 à 102) et qu’il résume ainsi : « Il suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu’on puisse pour faire tout aussi son mieux. Dm p. 103. » Bien faire est donc le but, bien juger en est le moyen. Mais, précise Descartes, pour bien juger encore faut-il le vouloir.


Maintenant, quels sont les quatre préceptes proposés par Descartes pour fonder sa méthode ? Le mieux est sans doute de l’écouter : 

« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vrai que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention et de n’intégrer rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.

Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.

Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés (...)

Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre.Dm p. 88, 89, 90. »


Dans son premier précepte Descartes associe deux défauts majeurs de l’entendement : la précipitation (juger trop rapidement) et la prévention (donner son assentiment à ses préjugés) ; défauts qui, selon lui, constituent les principales causes de l’erreur. Pour s’en prémunir, il faut s’en remettre à un critère précis de la vérité : l’évidence. Et c’est seulement à ce moment là que le doute devient inutile. En effet, comment pourrais-je douter d’une idée qui se présente clairement et distinctement à mon esprit ? (Le cogito, par exemple.) Ce premier précepte ne concerne pas le « savoir-faire » ni le « comment faire. » Plus précisément, il définit le cadre général de la méthode en la dotant d’un critère qui, pour Descartes, est incontestable : n’est vrai que ce qui est évident. Dit de « l’analyse, » le deuxième précepte est peut-être le plus important dans la mesure ou il préconise de diviser la difficulté en plusieurs « sous-difficultés » afin de dégager les éléments les plus simples. Saisis par l’intuition (processus par lequel nous comprenons les vérités évidentes) ces éléments deviennent alors des vérités premières n’ayant nul besoin d’être déduites de vérités antérieures et ne dépendant pas de vérités postérieures. « Les choses qui nous sont présentées les premières, nous dit Descartes, doivent être connues sans l’aide des suivantes, et que les suivantes doivent après être disposées de telle façon, qu’elles soient démontrées par les seules choses qui les précèdent. Mm p. 279. » Pour illustrer le propos de Descartes, prenons trois classes d’objets : a b c. a doit être sans cause et ne pas dépendre de b. Il s’agit donc d’un axiome. Par contre, b est l’effet de a comme il est la cause de c. A partir de ces chaînes causales, il devient possible d’amorcer un processus qui, au fil de son évolution, conduit au plus complexe (troisième précepte). Seulement, pour que cette belle machine logique fonctionne, il faut être certain que les propositions premières (ou axiomes) soient vraies. Descartes a-t-il vraiment raison de le penser ? Ou, en d’autres termes, est-il possible, à partir de la déduction (processus par lequel on conclut une proposition à la suite de propositions antécédentes) d’obtenir des vérités à l’abri de tout soupçon ? La question est cruciale car, si l’axiome qui génère une chaîne inductive est faux, la conclusion qui en dépend sera fausse aussi. Il en découle que si les deuxième et troisième préceptes proposés par Descartes sont logiquement inattaquables, ils ne garantissent pas pour autant l’acquisition de certitudes. Le quatrième précepte ressemble quelque part à une vérification des résultats obtenus à partir des deuxième et troisième préceptes. Ici, nous dit Descartes, il faut vérifier que rien n’a été omis en procédant à des dénombrements (énumérations) les plus exhaustifs possibles.


Élaborée à partir de modèles mathématiques, la méthode cartésienne comprend donc quatre préceptes dont l’ensemble constitue un système des plus rationnel. « Ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles, nous dit Descartes, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné l’occasion de faire l’hypothèse que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entresuivent en même façon, et que, pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vrai qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre. Et je ne fus pas beaucoup en peine de chercher par lesquelles il était besoin de commencer : et considérant qu’entre tous ceux qui ont jusqu’ici recherché la vérité dans les sciences, il n’y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démonstrations, c’est à dire quelques raisons certaines et évidentes (...) sinon qu’elles (les démonstrations mathématiques) accoutumeraient mon esprit à se repaître de vérités, et ne se contenter point de fausses raisons. Dm p. 90, 91. » En quelques lignes, Descartes vient de résumer sa méthode : les énoncés s’enchaînant rationnellement, il suffit de découvrir la nature des liens qui les relient les uns aux autres. Au plan pratique, nous dit-il, il faut repérer les énoncés évidents (premier précepte) ; commencer l’étude des plus simples (deuxième précepte) ; remonter synthétiquement jusqu’aux plus complexes (troisième précepte) et les considérer dans leur ensemble (quatrième précepte.)


Maintenant, deux questions se posent : que pouvons-nous penser de la méthode cartésienne ? Et, surtout, est-elle objectivement fiable ou n’est-elle que l’expression d’une sorte de « dogmatisme cognitif » ? Dans son introduction (Dm p. 32), Denis Moreau recours à une formule saisissante : « Révolution cartésienne » qu’il met d’ailleurs en perspective avec la « Révolution copernicienne » au sens kantien. Ceci étant, Denis Moreau ajoute quelque chose de plus important encore : « C’est la pensée, et non plus l’objet pensé, qui organise le savoir et en définit les modalités de constitution. C’est l’esprit qui fait la loi, et cette loi s’appelle méthode. » Par conséquent, et si l’on veut bien suivre Denis Moreau, il existerait une sorte « d’innéisme cognitif » qui expliquerait, d’ailleurs, que Descartes ait pu penser que « Le bon sens (la raison) est la chose la mieux partagée. » Et, de fait, la raison, la faculté de penser appartiennent effectivement au genre humain. Tous les hommes en sont pourvus, pense notamment Descartes, et il appartient à tout un chacun d’en faire bon usage.


Cette imbrication entre la raison et les quatre préceptes exposés dans la méthode explique qu’elle soit bien davantage une « feuille de route » qu’un ensemble de règles qu’il faudrait suivre aveuglément. Elle n’est pas un mode d’emploi, nous dit Denis Moreau. Elle n’est pas non plus un préalable à la science, ajoute-t-il, elle est avant tout la prise de conscience de ce qui fait la scientificité de la science. En outre, et contre l’avis de Montaigne, elle plaide la cause d’une raison triomphante capable, si elle est bien conduite, de juger bien. Alors, nulle recette miracle dans le Discours de la méthode (comme, d’ailleurs dans Les règles pour la direction de l’esprit.) Dans l’une de ses lettres adressées à Mersenne, Descartes déclare à nouveau : « Je n’ai pas le dessein de l’enseigner mais seulement d’en parler. Car comme on peut voir ce que j’en dis, elle consiste plus en pratique qu’en théorie (...) » De fait, et c’est bien là le paradoxe de la méthode cartésienne. Certes, elle incite l’esprit à se mouvoir dans le sens analytique ou dans le sens synthétique, mais elle reste, avant tout, une pratique vouée à l’amélioration de la condition humaine. Cette méthode est un outil mis au service de l’homme et, comme nous le dit Denis Moreau, le Discours est un texte « humaniste. » De fait, et bien que ce texte soit pour le moins laconique, le rationalisme de Descartes n’est pas une machine cognitive froide et indifférente à l’homme : « Comme toujours chez Descartes, nous dit Denis Moreau, l’essentiel est de ne pas laisser l’indispensable rigueur méthodique dégénérer en rigidité dogmatique. Dm p. 61. » Allant dans ce sens, Descartes s’interroge sur les éventuels progrès dont pourrait bénéficier l’humanité : « Elles (les conséquences issues de la physique), nous dit Descartes, m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux (...) nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité de choses artificielles qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien, et le fondement de tous les autres biens de cette vie (...) Je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher (...) Et qu’on pourrait éviter une infinité de maladies, tant du corps que de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si l’on avait assez de connaissance de leurs causes, et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. Dm P. 153, 154. » Descartes vient de faire l’apologie de la science mais de pas n’importe quelle science. Celle qu’il prône doit être au service de l’homme et, plus précisément, du bonheur humain. Ici encore, nous rejoignons l’éthique : oui, il faut penser, réfléchir, mais il faut surtout savoir pourquoi et pour qui. « L’activité philosophique, nous dit encore Denis Moreau, entendue comme recherche de la vérité, et ses exigences propres, ne doivent pas aller contre la vie. Ce serait une bien triste et vaine méthode que celle dont l’application ferait mourir l’âne (de Buridan), ou le philosophe (ou, encore, tout simplement : l’homme !) » Cet homme, donc, ne doit pas oeuvrer contre la nature mais, nous dit Descartes, il ne doit pas non plus la suivre aveuglément. Car, pense-t-il, il pourrait lui être possible de s’en rendre comme maître et possesseur. Nous sommes loin, ici, du stoïcien Sénèque pour lequel « il suffisait de vivre selon la nature. » Par ailleurs , et contrairement à saint Augustin, Descartes ne pense pas que le malheur humain soit la conséquence d’un soi-disant « péché originel. » Plus prosaïquement, nous dit-il, ce malheur découle d’une inconnaissance qui nous empêche d’y remédier. Alors, écrit-il, il faut « communiquer fidèlement au public tout le peu que l’on trouve, et convier les bons esprits à aller plus loin (...) Dm p. 154. » Page 158, Descartes nous rappelle à nouveau sa préoccupation déontologique : « Afin de ne perdre aucune occasion de rendre service au public si j’en suis capable, et que, si mes écrits valent quelque chose, ceux qui les auront après ma mort en puissent user ainsi qu’il sera le plus à propos ; mais que je devais aucunement consentir qu’ils fussent publiés pendant ma vie (...) Car bien qu’il soit vrai que chaque homme est obligé de procurer, autant qu’il le peut, le bien des autres, et que c’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne (...). » Bien que sans la nommer, Descartes vient, une fois nouvelle, d’évoquer la deuxième condamnation de Galilée survenue en 1633 en raison de son affirmation de l’héliocentrisme. Il faut en effet se souvenir qu’à cette époque, l’église chrétienne est toute puissante et cela d’autant plus que son enseignement est étroitement lié à celui d’Aristote. Descartes connaît très bien cette prépotence qui sévit à la fois sur les sciences et sur les consciences avec, en filigrane, une redoutable épée de Damoclès qui menace tous ceux qui tentent d’échapper à cette véritable tyrannie. Alors, pour Descartes, le moyen le plus sur de se prémunir contre ce sectarisme religieux est de suivre le poète Pindare : « Il a bien vécu, celui qui a vécu caché. » Il faut donc se défier de la scolastique qui sévit dans les universités. Par contre, et c’est l’un des grands mérites de Descartes, il ne faut jamais oublier : « Que chaque homme est obligé de procurer, autant qu’il le peut, le bien des autres. » Qu’elle manière plus belle, et plus noble, de philosopher ?



Patrick Perrin



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